Générations et structures sociales :
une comparaison internationale

 

Louis Chauvel

 

 

 

Table du programme :

 

 

Présentation synthétique. 2

Générations et structures sociales : une comparaison internationale. 2

Programme de recherche 2003-2008 : Générations et structures sociales.. 3

Vue d’ensemble. 4

Déroulement du programme. 5

1-     Réexamen des acquis. 5

a-  Approfondissement de la théorie générationnelle du changement social 5

b-  Présentation synthétique remise à jour de la dynamique générationnelle française. 7

c-  Remise à l’épreuve de l’hypothèse de socialisation. 7

2-     Dynamique générationnelle et Etats-providence. 7

d-  Les Etats-providence au centre de la comparaison. 7

e-  Discussion de la théorie des Etats-providence. 7

f-   Modèles d’Etat-providence et dynamique générationnelle. 8

3-     Comparaison empirique de la dynamique générationnelle. 9

g-  Un choix raisonné de pays, à la lumière de la théorie des Etats-providence. 9

h-  Analyse comparée des trajectoires générationnelles nationales. 9

i-   Synthèse des évolutions nationales et confrontation aux hypothèses. 10

4-     Réflexion sur les étapes suivantes. 11

j-   Extension à d’autres pays. 11

k-  Echanges internationaux. 12

Conclusion.. 12

Références bibliographiques des travaux cités. 13

 

 

 

Présentation synthétique

Générations et structures sociales : une comparaison internationale

 

Mes activités scientifiques se situent au confluent de l’analyse du changement social par génération (ou cohortes de naissance) et de celle de la stratification sociale. Jusqu’à présent, dans les sciences sociales, l’analyse générationnelle s’intéressait plus à des modifications relevant des valeurs, opinions, représentations (Mannheim, Ryder, Inglehart, etc.) qu’à des aspects matériels et objectifs (probabilité d’accès à l’emploi, au revenu, mobilité ascendante, dévalorisation économique et sociale des titres scolaires, etc.), exception faite d’économistes (Easterlin, Kotlikoff, etc.) qui ont produit d’importantes contributions. Le centre de mes résultats consiste en la mise au jour de fractures générationnelles, c’est-à-dire de changements non-linéaires, en accordéon ou en marche d’escalier, dans de nombreuses tendances dont on croyait les variations à peu près rectilignes par année de naissance (croissance des diplômes, des qualifications, des revenus, etc.).

D’un point de vue théorique, j’ai souligné les effets de la socialisation des nouvelles cohortes à l’entrée dans le monde du travail, effets dont l’influence est forte et durable sur l’ensemble de la carrière des membres de ces générations, avec des rattrapages au mieux partiels au cours de la carrière (effet d’hyseresis). Ce travail met au jour l’influence des cycles économiques longs, dont les conséquences s’inscrivent durablement sur le destin des générations.

D’un point de vue méthodologique, j’ai développé et amélioré différents outils statistiques issus souvent de la démographie et de l’épidémiologie (diagrammes cohortaux et modèles APC avec rattrapage), pour décrire et modéliser les non-linéarités par cohortes de tendances sociales variées telles que le revenu, le suicide, la consommation, la mobilité sociale, notamment). Empiriquement, j’ai pu montrer que, au long du xxe siècle, certaines générations de naissance ont bénéficié d’une socialisation très favorable, alors que d’autres ont subi une stagnation, ce dont ont résulté des inégalités objectives durables — lesquelles ont une importance déterminante pour de nombreux aspects du débat public, notamment pour l’analyse des difficultés liées aux réformes des systèmes de retraite.

D’un point de vue historique et interprétatif, et c’est dans cette direction que je souhaite développer mes travaux, il reste à mener une comparaison internationale systématique, de façon à comprendre si la France a connu en la matière une dynamique spécifique, ou si elle est un exemple national particulier s’inscrivant dans la dynamique d’autres modèles sociaux et d’Etat-providence existants (anglo-saxons, européens-continentaux, nordiques).

J’ai déjà réalisé sur des sujets connexes de nombreuses comparaisons internationales qui m’offrent un matériau important qu’il faut systématiser. Il s’agit désormais de repérer comment les configurations nationales et les dynamiques des différents modèles ont pu influer les trajectoires sociales des générations, et quels processus peuvent avoir été mis en jeu. Mes travaux actuels s’orientent sur l’analyse des variations de l’investissement dans les nouvelles générations (investissement scolaire, mais aussi création de projets propices au développement d’emplois qualifiés, etc.) qui pourrait apparaître comme la variable stratégique dans l’apparition de telles fractures générationnelles. Ces questions intéressent de plus en plus les démographes, économistes, politistes et sociologues. Je dispose en ce domaine d’une avance sur la production internationale, et j’espère par cette candidature la conserver en trouvant ainsi la possibilité de systématiser mes résultats anciens et de produire de nouvelles connaissances.


 

Programme de recherche 2003-2008 :
Générations et structures sociales


 

Vue d’ensemble

 

Mon ouvrage Le destin des générations, structures sociales et cohortes en France au xxe siècle  (Presses universitaires de France, 1998, 2e éd. 2002), qui fut l’aboutissement de six années de recherches, a mis en évidence l’impact des fluctuations de l’histoire, des réformes sociales, scolaires et universitaires, et des variations de la conjoncture économique sur les « perspectives de vie » (Lebenschancen, pour reprendre l’expression de Max Weber) des nouvelles générations venant à l’âge adulte, et les conséquences de long terme qui peuvent en résulter pour les membres des cohortes démographiques concernées. Cet ouvrage présente les conséquences de long terme de formes favorables — ou non — de socialisation des générations au cours de leur jeunesse, en particulier en relation avec les grandes phases de croissance économique des cycles de Kondratieff, et de leurs conséquences sociales tout au long de la vie des cohortes concernées.

Empiriquement, ce travail met en évidence que les générations nées avant 1920 ont subi un sort défavorable. Les suivantes, nées jusqu’en 1950, qui ont connu les Trente glorieuses au temps de leur jeunesse, ont rencontré un destin collectif inespéré : multiplication des diplômes sans dévalorisation, forte mobilité sociale ascendante, triplement du revenu à l’entrée dans la vie adulte par rapport à leurs parents, salaires et revenus rapidement croissants, meilleure protection sociale, etc. Avec la crise, cette dynamique cesse pour leurs successeurs, arrivés après 1975 à l’âge adulte, qui connaissent tout à la fois un recul relatif en moyenne, et une croissance des inégalités intra-cohortes, alors que celles-ci n’avaient cessé de régresser pour les générations précédentes (les inégalités intra et inter-générationnelles apparaissant ici comme complémentaires et non substitutives). Cette analyse systématique de la structure sociale à la lumière des clivages cohortaux souligne ainsi l’existence d’une fracture générationnelle objective qui pourrait s’amplifier au début du xxie siècle.

Ce travail, qui a été bien diffusé en France et dans les pays francophones, a ouvert un champ d’analyse vaste et laisse envisager de nombreux développements : si ce cas français est maintenant bien cadastré, il convient de montrer que le même type raisonnement et les mêmes méthodes d’analyses permettent de comprendre la dynamique sociale d’autres pays. Les théories, techniques, méthodes et raisonnements mis au point sur la France peuvent être appliqués systématiquement à d’autres cas nationaux, en Europe et aux Etats-Unis tout particulièrement. Cette confrontation internationale est stratégique. Dès à présent, les travaux d’approche que j’ai déjà réalisés, et qui ont donné lieu à présentation dans différents colloques internationaux ou à publication, me permettent de montrer que les Etats-Unis et différents pays européens ont connu des évolutions similaires dans les processus générationnels sous-jacents, soit de façon parfaitement semblable, soit, aussi, avec un décalage historique intéressant ou selon des modalités qui ne se recouvrent pas parfaitement.

C’est aux prémices de cette extension internationale de mes recherches que je me suis adonné depuis ma nomination comme Maître de conférences à l’IEP de Paris en 1998. Mes travaux d’approche les plus élaborés, qui ont donné lieu notamment à un document de travail présenté au Congrès international de sociologie de Brisbane (Australie), montrent que des éléments de variation générationnelle remarquables ont affecté la structure sociale américaine, allemande et britannique, selon des modalités que l’analyse générationnelle permet de décrire et d’analyser.

Plus généralement, d’autres recherches inédites ou préliminaires tendent à montrer que l’Espagne a connu aussi un ralentissement économique plus tardif, et les Etats-Unis plus précoce, d’où des différences dans les générations marquées par le ralentissement ; l’Europe nordique connaît des variations par générations moins fortes, semble-t-il, que les pays méditerranéens. Autrement dit, la perspective de l’analyse générationnelle s’applique, mais les configurations sociales particulières — notamment du point de vue de la structure des Etats-providence — et les dynamiques historiques spécifiques des différents pays permettent de rendre compte de ces différences. Il apparaît clairement, dès lors, des configurations générationnelles spécifiquement nationales, qui résultent de l’histoire économique et sociale propre à différents groupes de pays. C’est à l’approfondissement de ces questions, de façon à poursuivre, pour un choix raisonné de pays, le fil du raisonnement élaboré sur la France, que je souhaite maintenant me consacrer.

Ce travail à venir est important. Il devrait permettre d’enrichir considérablement mes enseignements et de mettre à la disposition de mes collègues en France et à l’étranger de nouveaux résultats que j’espère pouvoir présenter dans un avenir assez proche, pour les voir discutés. Ma décision, en 1998, de renoncer au CNRS (docteur en décembre 1997, j’étais classé au printemps 1998 troisième sur le concours ouvert de CR2 qui comptait cinq postes) pour choisir le métier d’universitaire correspond à ma certitude qu’il est impossible de dissocier les activités d’enseignant et de chercheur. Désormais, l’accumulation de nombreux travaux et publications que j’ai réalisés sur ce thème de la comparaison internationale de l’analyse générationnelle de la structure sociale montre la richesse de la démarche et l’abondance du corpus empirique disponible. Dès lors, il s’agit de dégager le temps nécessaire de façon à compléter et systématiser ces observations, afin d’en réaliser une synthèse, et pour rendre ces résultats accessibles à la communauté scientifique francophone et internationale. Ce travail exige un investissement intellectuel et temporel particulièrement lourd, qu’un service plein d’enseignement ne me permet de réaliser rapidement, au risque de voir ces idées développées par d’autres équipes, aux Etats-Unis et au Canada britannique notamment. C’est pourquoi j’espère que ce projet retiendra l’attention du jury.

 

Déroulement du programme

 

Le programme de recherche que je propose sera développé en quatre points. La première partie, la plus légère et déjà entamée, consiste en une remise à jour et un approfondissement des acquis sur la France. La deuxième consiste en un travail théorique permettant de relier dynamique générationnelle et spécificités des modèles nationaux de répartition des ressources organisée par l’Etat-providence. La troisième est la généralisation à une comparaison internationale des constats élaborés sur la France, fondés sur une confrontation des hypothèses préalables avec les données empiriques disponibles. La quatrième correspond à l’effort de diffusion en France et à l’étranger de ces résultats.

 

1-      Réexamen des acquis

a-      Approfondissement de la théorie générationnelle du changement social

Il s’agit de redonner une vision systématique des hypothèses du changement social par générations et de rappeler les grandes étapes de son élaboration au long du xxe siècle : notamment les contributions de Mentré et Mannheim, sur le volet de la théorie sociale, Ryder et Easterlin pour les aspects empiriques, démographiques et économiques, sans oublier Baudelot et son rôle pionnier en France. En particulier, l’hypothèse forte de la théorie des générations est la durabilité des effets consécutifs à la période de socialisation. Un réexamen de la théorie de la socialisation, et de l’opposition entre socialisations primaire et secondaire sera discutée (Berger et Luckmann). Il s’agira d’introduire la notion de « socialisation transitionnelle » qui se déroule entre la fin de l’école obligatoire et l’installation dans la vie adulte. La question qui émerge de plus en plus dans mes travaux est celles des inégalités entre femmes et hommes où, à l’évidence, des phénomènes intergénérationnels de réduction des inégalités sont à l’œuvre, mais dont la lenteur est extrême — en particulier pour les échelons les plus élevés des hiérarchies scolaires et sociales —, montrant que les modèles de socialisation sont sexués, et que la convergence est loin d’être atteinte. Il s’agira de creuser cette question en analysant et en comparant plus finement les formes différentielles de socialisation, entre genres, entre ethnies et groupes culturels, mais aussi entre enfants de différentes catégories sociales. 

 

Proportion de cadres et de professions intermédiaires
(diagramme cohortal)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Source : Enquêtes Emploi 1971-2000, INSEE ; archives LASMAS-Quételet

Note : l’entrée précoce dans la catégorie cadres et professions intermédiaires conditionne les étapes ultérieures de la carrière de la cohorte. Sont considérés comme cadres et professions intermédiaires ceux qui exercent effectivement un emploi correspondant à cette catégorie, ou retraités ayant exercé comme dernier emploi une telle profession ; femmes et hommes en part de leur classe d’âge. La « marche d’escalier » de la génération 1935-1945, et la stagnation qui s’ensuit apparaît clairement,
la dynamique n’ayant rien de linéaire.

La question, dès lors, est de comprendre comment une variation forte du rythme de la croissance (passage des « Trente glorieuses » 1945-1975 à la « Croissance ralentie » 1975-aujourd’hui) peut être répartie équitablement ou non entre les différentes générations. En définitive, à la suite de ces analyses, il apparaît que, en France, les nouvelles générations connaissent une diffusion croissante des diplômes, dans un contexte de difficulté croissante à trouver des emplois qualifiés en nombre suffisant, d’où une dévaluation du rendement économique (en termes salariaux) et social (en termes de qualification des postes) des diplômes. La comparaison avec la génération des parents, moins diplômés en moyenne mais ayant connu de meilleures perspectives de carrière, offre une vision peu optimiste du changement social implicitement partagée par les nouvelles générations. Ces évolutions de la structure sociale en termes de catégories sociales soulignent une double évolution pour les cohortes nées après 1955 : d’abord une moyenne moins favorable (l’écart entre le salaire moyen entre les salariés de 30 ans et ceux de 50 ans était de 15 % en 1977 et de 35 % en 1997), ensuite un écart croissant entre le haut et le bas de la structure sociale, avec une polarisation des revenus entre les mieux situés et les populations les plus modestes. D’où le caractère stratégique de l’analyse des dynamiques relatives aux niveaux de revenus et de diplômes, et celle des décalages entre les deux mouvements, pour comprendre les changements de structure sociale.

b-      Présentation synthétique remise à jour de la dynamique générationnelle française

Depuis la seconde édition du Destin des générations, de nouvelles données françaises ont été mises à la disposition des universitaires, ce qui constitue l’occasion d’éprouver la robustesse des résultats antérieurs. Par ailleurs, la progressive entrée dans l’âge adulte de la génération née vers 1975 permettra d’évaluer plus précisément les conséquences de la croissance universitaire 1988-1993 et celles des variations de la conjoncture économique des dix dernières années.

c-      Remise à l’épreuve de l’hypothèse de socialisation

Mes premiers travaux se sont développés dans le contexte du ralentissement économique de 1993. Depuis, des réévaluations régulières de mon travail m’ont permis de constater les limites des améliorations du sort des nouvelles générations consécutives à la reprise de 1997-2001. Le nouveau ralentissement qui débute en 2001 sera l’occasion de mettre à l’épreuve l’hypothèse de la durabilité des effets de socialisation issus de l’entrée dans le monde du travail dans des périodes favorables ou défavorables.

 

2-      Dynamique générationnelle et Etats-providence

d-      Les Etats-providence au centre de la comparaison

En matière de comparaisons, la diversité des systèmes sociaux est une des principales difficultés. Le problème ne relève pas simplement de définitions nationales différentes ou d’histoires sociales variées donnant lieu à des constructions distinctes ou spécifiques de notions apparemment semblables (le cas d’école en la matière étant celui de la valorisation de la figure des Cadres en France, des Professionals en monde anglo-saxon, des Dirrigenti en Italie, et de l’absence de terme en Allemagne où les Angestellte, les « employés », ont polarisé les représentations sociales), d’où des difficultés de comparaisons terme à terme. La principale complexité est plutôt que l’ensemble du système social correspond, dans chaque pays, à des constructions institutionnelles spécifiques. Ce champ d’analyse commun à la sociologie et aux sciences politiques, a connu d’importantes contributions depuis une dizaine d’années, notamment à la suite de l’ouvrage Les trois mondes de l’Etat-providence de Gösta Esping-Andersen.

Si en français la notion d’« Etat-providence » tend à réduire le débat aux seuls droits collectifs organisés par les partenaires sociaux et l’Etat, il s’agit de traduire ici la notion anglo-saxonne plus large de « welfare mix », à savoir celle de système social complexe de répartition des ressources collectives, notion qui dépasse donc très largement le champ de la seule « Sécurité sociale » au sens étroit du terme. En effet, elle englobe les processus de répartition des femmes et des hommes entre différents emplois et statuts sociaux, elle met en jeu le rôle des différents groupes ethniques dans les systèmes nationaux, elle assigne des situations spécifiques aux groupes immigrés, et aux minorités, etc.

Dès lors, la structure sociale, comprise au sens de résultat des processus mettant en jeu la répartition des ressources collectives entre les individus — notamment en termes d’accès à un revenu, un statut, une position sociale hiérarchique et des moyens qui y correspondent —, met en jeu le fonctionnement de l’ « Etat-providence » conçu en ce sens plus large, qui constitue ainsi un lieu d’observation essentiel pour une comparaison internationale.

 

 

 

 

e-      Discussion de la théorie des Etats-providence

Dans la sociologie comparative internationale contemporaine, la typologie des Etats-providence d’Esping-Andersen est un travail fécond, mais aussi très discuté et souvent controversé. Cette typologie offre une grille de lecture générale des différences de structures sociales, de modèles de décision, et d’organisation politique de la répartition des ressources collectives que sont, notamment, la santé, la retraite, le chômage, la garde des enfants. Trois grands modèles sont ainsi distingués. Les modèles « socio-démocrates » de l’Europe nordique ouvrent des prestations de haut niveau, universelles parce que fondées sur la résidence et la citoyenneté sociale et non sur l’appartenance professionnelle. Les modèles « libéraux » ou « résiduels » anglo-saxons fonctionnent sur une concurrence des individus face aux marchés, où la protection sociale est une aide minimaliste assurée par l’Etat, échue en dernière instance à ceux qui ne peuvent se fournir dans le cadre des processus économiques classiques. Les modèles « conservateurs » ou « bismarckiens » d’Europe continentale sont fondés en revanche sur l’appartenance à des collectifs de travail et des professions qui ont donné lieu à la création de caisses spécifiques fondées sur la cotisation sociale assurant la protection du travailleur et de ses proches. Depuis, un modèle supplémentaire a été proposé pour caractériser les pays d’Europe méditerranéenne, modèle dit « familialiste » (d’autres disent « clientéliste »), qui repose sur des appartenances spécifiques et la position dans les réseaux d’interconnaissance et de pouvoir. Ces distinctions pourraient être importantes pour les fluctuations sociales par générations.

f-       Modèles d’Etat-providence et dynamique générationnelle

La discussion de ces modèles, qui est une composante de ce projet, sera fondée sur leur histoire générationnelle. En effet, a priori, les conséquences pour les différentes générations des accélérations et des ralentissements économiques pourraient être très différenciées selon les modèles. En particulier, mais cet aspect économique n’est pas le seul, la question est de rendre compte des conséquences d’un fléchissement du rythme de la croissance économique en termes de répartition des ressources entre générations : toutes les générations en présence subissent-elles de façon homothétique un ralentissement de la croissance, ou bien des distorsions apparaissent-elles entre les anciennes générations qui continueraient sur leur carrière, et les nouvelles qui pourraient faire office de variable d’ajustement pour connaître ainsi un déclin marqué ? L’aspect propre au revenu pourrait être emblématique, plus généralement, de la dynamique de partage des ressources collectives.

Ici, l’interaction entre redistribution des ressources par générations d’une part, et modèles d’Etat-providence d’autre part, pourrait être cruciale. Le modèle « conservateur » pourrait être propice à la formation d’une forte polarisation entre les générations installées (insiders) et celles qui tentent d’entrer dans le monde du travail (outsiders). En effet, tant que les nouvelles générations subissent un chômage important, elles ne peuvent avoir voix au chapitre, d’où une probable réduction de leurs droits ; le modèle méditerranéen pourrait pousser à l’extrême ce principe. Le modèle nordique pourrait quant à lui mieux répartir sur le long terme, entre générations, les ressources collectives et les conséquences du ralentissement, les travailleurs d’hier (retraités), d’aujourd’hui (actifs) et de demain (jeunes) étant tous peu ou prou des citoyens représentés dans les instances de prise de décision. Le modèle libéral, dont la référence au marché est première, devrait logiquement mettre sur un pied d’égalité les différentes cohortes en présence par la concurrence.

Telle est l’idée a priori du lien entre modèles d’Etat-providence et dynamique générationnelle comparée. Les travaux d’approche que j’ai réalisés montrent que les réalités sont un peu plus compliquées, pour la raison que l’histoire spécifique des pays peut modifier assez fortement la logique interne des configurations des Etats-providence nationaux, et qu’un paramètre central pourrait être plutôt le degré d’investissement dans l’avenir et dans les nouvelles générations auquel consent une nation au cours de son histoire, en termes de niveau d’éducation d’abord, et de création de nouveaux emplois par la suite.

 

3-      Comparaison empirique de la dynamique générationnelle

g-      Un choix raisonné de pays, à la lumière de la théorie des Etats-providence

Pour confronter aux faits sociaux ces hypothèses, il s’agit dans un premier temps de se donner un choix raisonné de pays correctement contrastés. En suivant le débat précédent, l’essentiel du travail reposera sur des pays « occidentaux » : Europe de l’ouest du « rideau de fer » de naguère et l’Amérique du nord. L’extension à d’autres pays sera discutée ultérieurement. Parmi l’ensemble de ces pays, il s’agit encore de se réduire à un nombre limité de cas. Ce choix résulte de deux contraintes : la disponibilité des données, et une connaissance élaborée et construite de l’histoire sociale de ces pays.

Il s’agira de suivre les trajectoires générationnelles dans quatre pays principaux représentatifs d’un modèle d’Etat-providence (Suède, Etats-Unis, France, Italie). Il s’agira de tester l’homogénéité de ces modèles en se donnant en contrepoint quatre autres pays (Danemark, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne), de façon à valider ou non le fait que des pays correspondant à un même modèle connaissent des trajectoires semblables, et sinon de comprendre pourquoi l’histoire peut influer sur ces trajectoires sociales. En effet, une des faiblesses du travail de Esping-Andersen est de figer les situations respectives des différents pays à la fin des années soixante-dix du xxe siècle, alors que l’autonomie et la spécificité de l’histoire des nations pourrait modifier les contours de ces typologies : le choix de deux pays par modèle permet une mise à l’épreuve de la communauté de trajectoires. Ces pays, en contrepoint, permettront de juger de la cohérence des modèles sur la durée.

h-      Analyse comparée des trajectoires générationnelles nationales

J’ai déjà analysé, dans la majorité des pays mentionnés, les fluctuations générationnelles d’un large ensemble d’indicateurs socioéconomiques (croissance scolaire, revenu, catégorie sociale, accès à la consommation, aux médias, etc.). La preuve empirique est dès à présent établie que la plupart de nos voisins ont été confrontés à des difficultés de répartition entre générations des conséquences du ralentissement économique. Il en résulte des non-linéarités par cohortes de naissance dans l’évolution de nombreux indicateurs sociaux. Très généralement, ces fluctuations n’ont guère attiré l’attention des chercheurs à l’étranger, exception faite en particulier de David Card de UC Berkeley, de Thomas Lemieux de University of British Columbia – Canada, et de Jonathan Gershuny, University of Essex.

Le problème pratique de la mise en relation de différents cas nationaux relève notamment des difficultés de comparabilité des sources mais aussi des définitions statistiques. Ces sources de données sont des extraits « anonymisés » de recensements nationaux réalisés à dates régulières, l’équivalent international des Enquêtes Emploi françaises réalisées annuellement, complétées par d’autres sources plus légères — parce que comptant moins d’individus et plus complètes sur des aspects tels que la consommation, l’usage de la presse, la participation politique, notamment. Ces sources permettent de décrire assez finement les mutations de nombreux aspects et caractéristiques définissant la position des individus dans le système social. Pour autant, il est difficile de recueillir partout les mêmes informations, même sur des aspects aussi centraux que le niveau scolaire et la catégorie sociale d’appartenance. Il convient dès lors de suivre différentes stratégies de recherche, consistant en général à reprendre à la source les micro-données les plus détaillées des différents pays, ce qui exige parfois l’accès à des bases de données parfois gratuites (Etats-Unis), parfois onéreuses (Italie), parfois encore protégées par des règles complexes de confidentialité (Suède). Pour avoir travaillé depuis près de cinq ans sur le contenu, la disponibilité, la possibilité d’accès, et la comparabilité des données, cet aspect empirique des choses n’est pas le plus complexe, même s’il peut prendre du temps.

Un travail plus compliqué consistera à présenter de façon construite la dynamique sociale de différents pays telle que ces indicateurs peuvent la restituer : on ne peut à la fois organiser l’exposition de la totalité de ces informations et en faire un récit succinct dans un ouvrage susceptible d’être lu même par des spécialistes. Pour autant, ce travail empirique systématique sous sa forme idéale doit être approché le plus possible pour assurer la solidité du discours d’ensemble : les possibilités ouvertes par l’Internet permettent de laisser sur site des annexes non publiées sous une forme papier, sans empêcher pour autant les collègues de consulter les résultats empiriques détaillés. Ces difficultés ne sont que très relatives, même si elles supposent de dégager un temps important pour en faire réellement le tour.

i-        Synthèse des évolutions nationales et confrontation aux hypothèses

La difficulté véritable du projet relève de l’établissement d’une synthèse de ces évolutions, et de la confrontation de la diversité des réalités empiriques aux hypothèses préalablement établies. Les résultats empiriques disponibles pour répondre à cette question étant encore parcellaires, il est peut-être trop tôt pour présenter ici les démonstrations qui seront progressivement bâties et les questions qui émergeront.

Il demeure que les résultats préliminaires montrent par exemple que les Etats-Unis ont connu, au même titre que la France, des fluctuations générationnelles fortes, alors que le modèle d’Esping-Andersen supposerait que les variations auraient été moindres : c’est oublier que les Etats-Unis ont été dans les années soixante un pays réellement interventionniste, notamment en matière d’éducation, et que les générations nées à partir de 1955 ont subi des restrictions particulièrement marquées dans l’investissement scolaire, avec une réduction d’un tiers de l’accès aux études de troisième cycle.

Pourcentage de titulaires d’un Master’s degree (ou plus) aux Etats-Unis (population masculine - diagramme cohortal)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Source : US CPS 1968-1999 cumulative file ; male population; N=1 113 094.

Le Royaume-Uni, en revanche, connaît une dynamique linéaire de croissance des emplois fortement qualifiés — comparable au groupe des « cadres et professions intellectuelles supérieures » en France —, mais à un très faible rythme, sans fracture générationnelle jusqu’aux cohortes nées en 1970 : l’absence de fluctuation forte dans l’investissement scolaire, une croissance modérée dans l’immédiat après-guerre, et donc un ralentissement économique moins marqué, ont produit cette linéarité. L’élément commun à ces deux pays est la très forte croissance des inégalités économiques, où chaque nouvelle génération est socialisée dans un contexte où l’écart entre le haut et le bas de la pyramide sociale s’est creusé plus profondément que dans tous les autres pays, mais cette similitude ne peut faire passer sous silence le fait que, au sein d’un même modèle d’Etat-providence, les différences de dynamiques peuvent être très marquées. Il existe donc là une marge pour l’interprétation historique qu’il s’agira d’élaborer.

De plus, il s’agit de faire intervenir les autres facteurs de diversité des populations. Selon les systèmes sociaux, les victimes du ralentissement peuvent varier d’une façon plus que marginale : si les jeunes peu qualifiés ont le plus souvent subi les conséquences les plus lourdes du ralentissement, il est possible d’argumenter que l’Allemagne est caractérisée par un progrès de la condition féminine pour les nouvelles générations bien moindre qu’en France et dans les autres pays, que la population noire aux Etats-Unis a vu depuis les générations nées en 1955 se bloquer la dynamique d’ascension sociale, alors que, au contraire, la Suède a connu une meilleure répartition des difficultés entre tous les groupes sociaux.

Ainsi, le constat est dès à présent celui d’une communauté de dynamique d’ensemble (le ralentissement économique a fini par toucher chacun de ces pays, pour produire des distorsions plus ou moins intenses entre générations) et, au même moment, il existe des différences nationales fortes liées aux conditions spécifiques et aux parcours historiques particuliers des pays analysés. Le problème est alors de classer et d’organiser les faits et de construire un raisonnement systématique susceptible d’en rendre compte. Il s’agit alors d’élaborer une théorie de l’impact générationnel des ralentissements et des accélérations économiques sur les conditions d’existence des différentes cohortes selon les formes de l’Etat-providence et des formes nationales spécifiques de prise de décisions de réformes structurelles.

 

4-      Réflexion sur les étapes suivantes

j-        Extension à d’autres pays

Au-delà des pays « occidentaux », qui sont choisis ici de façon à avancer par étapes dans ce programme d’analyse générationnelle du changement social, l’intégration d’autres cas peut être envisagée au terme de la démarche précédente. Les transitions à l’Est de l’Europe où les anciennes générations sont souvent marginalisées, posent des questions intéressantes. De même, la croissance massive des inégalités en Israël depuis 20 ans souligne les conséquences des ruptures dans le modèle de développement spécifiques à différentes générations, celles qui ont été socialisées dans les années d’après-Deuxième guerre mondiale, et les suivantes. Les difficultés récentes du Japon et l’émergence d’une nouvelle génération perdue devraient souligner là encore la difficulté de nouvelles générations dans la remise en cause de la dynamique sociale préalable. Le cas de l’Argentine, qui au début du xxe siècle présentait un revenu par individu comparable à celui des Etats-Unis, peut soulever un intérêt particulier comme exemple de stagnation prolongée dans un contexte de fractures fortes dans la dynamique sociale et politique. A l’opposé, le développement de Taiwan et d’autres pays asiatiques renvoie souvent à une amélioration considérable des conditions d’existence des jeunes générations, à la défaveur souvent de plus anciennes. Le choix d’exemples typiques peut permettre dès lors de développer ces méthodes d’analyses générationnelles dans des pays plus diversifiés que ceux de l’Europe et de l’Amérique du nord.

k-     Echanges internationaux

Dans le même mouvement, il s’agit de développer la diffusion de ces travaux. Mon ouvrage, Le destin des générations, n’est guère susceptible d’être traduit en Anglais, parce qu’il concerne essentiellement la France, d’où sa diffusion actuelle réduite au monde francophone. Les travaux comparatifs à venir feront l’objet de publications régulières sous la forme d’articles, mais aussi d’ouvrages. Mon intention est de sortir, peu après l’ouvrage comparatif en français qui est au centre de ce projet, un autre, à visée plus synthétique, que je rédigerai directement en anglais, et dont la publication me semble ne faire guère de doute du fait de sa nature comparative. Différents articles préalables précéderont cette étape.

Bien évidemment, cet aspect de la diffusion internationale est susceptible de monopoliser une partie importante du temps utile, mais il me semble aussi nécessaire pour une diffusion internationale. Par ailleurs, il s’agit d’étendre les réseaux internationaux susceptibles de participer à la diffusion de ces méthodes et des résultats qui en résultent. A l’horizon du Congrès mondial de sociologie de Durban (juillet 2006), la mise sur pied d’un groupe d’analyse générationnelle dépassant les limites de l’« occident » sera un enjeu important.

 

Conclusion

Ces travaux sur la dynamique générationnelle de la structure sociale présentent l’intérêt de développer des arguments importants pour les débats actuels autour des inégalités sociales et économiques, sur les problèmes démographiques, pour la réforme des systèmes de retraite et de santé, mais aussi pour la demande de résultats et de travaux neufs concernant ces aspects. Il s’agit surtout de développer là des travaux académiques, susceptibles de nourrir des enseignements tant à l’université que dans le secondaire. Plus encore, l’intérêt en la matière est fort dans la plupart des pays. Je ne crains qu’une chose, qui est de voir l’avance dont je dispose en ce domaine se réduire à mesure que les années passent, faute de pourvoir investir le temps nécessaire pour devancer d’autres équipes.

Ces recherches, qui me permettront de nourrir des enseignements ultérieurs et de transmettre des connaissances plus élaborées sur les structures sociales, exigent donc de dégager des marges de temps et les moyens financiers nécessaires notamment à l’achat de données, aux déplacements, à l’investissement informatique. Pour toutes ces raisons, ces objectifs de travail, je serais heureux que ma candidature à l’IUF soit favorablement accueillie.

 

Références bibliographiques des travaux cités

 

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