Le Monde
Horizons - Débats, vendredi 26 avril 2002, p. 12

HORIZONS DEBATS

Les nouveaux barbares

KAUFMANN JEAN CLAUDE

La France (comme tous les autres pays développés) se coupe en deux. Non plus socialement comme autrefois, mais culturellement, et irrémédiablement

> UN concours de circonstances, largement analysées, explique en partie la présence de Le Pen au second tour. Il conviendrait donc de ne pas dramatiser exagérément, tout en étant à l'écoute de ce que les Français ont voulu dire.

Les responsables politiques affirment avoir « entendu le message ». Mais quel est donc ce message ? Certains, à gauche, pensent qu'il s'agit d'une demande de gouvernement plus à gauche. Certains, à droite, pensent qu'il s'agit d'une demande de plus d'autorité de l'Etat et de quadrillage sécuritaire. Je crois personnellement que ce ne sont là que manifestations extérieures, que symptômes d'un message beaucoup plus profond, et beaucoup plus difficile à entendre.

Depuis une vingtaine d'années qu'ils ne cessent de répéter la même autocritique ( « Nous devons être plus près des gens ; nous devons parler de la vraie vie ») sans parvenir à la mettre en pratique, les politiques auraient peut-être dû prendre conscience du problème. Mais il est si facile de les critiquer, de souligner tout ce qu'il n'ont pas fait, tout ce qu'ils ont mal fait ! La moindre petite phrase mal contrôlée, le plus petit lapsus, deviennent prétextes d'indignation nationale, de luttes partisanes, et de revanche des simples gens contre l'establishment.

Certes, beaucoup de choses peuvent sans doute être faites pour réformer l'exercice du politique, pour diminuer le sentiment de larges couches de la population de ne pas être entendues. Mais le problème de fond, hélas, est peut-être tout simplement insoluble.

Une des seules erreurs de Marx est d'avoir fondé son analyse de la modernité sur l'accumulation du capital. Car la révolution principale est ailleurs : dans l'accumulation du savoir. Nous parlons de la société de l'information et de la communication sans nous rendre compte de l'intensité des bouleversements en cours, non seulement techniques, mais surtout anthropologiques. L'homme d'aujourd'hui est devenu structurellement différent de ce qu'il était encore au début des années 1960 : il construit sa vie de façon évolutive en intégrant de façon de plus en plus massive les informations relayées par les médias. D'où la mise en flottement des repères collectifs.

La société n'a pas perdu la tête ; elle marche avec ses têtes. Le politique ne fait que suivre la même évolution. Gouverner est devenu un exercice d'une complexité inouïe, qui exige désormais des bataillons d'experts ; la seule solution alternative (qui ne peut être que momentanée) étant la démagogie.

Résultat : la France (comme tous les autres pays développés) se coupe en deux. Non plus socialement comme autrefois, mais culturellement, et irrémédiablement. D'un côté, les modernes, culturellement nantis, ouverts à tous les nouveaux questionnements passionnants de l'époque. De l'autre, la souffrance honteuse de tous ceux qui ne comprennent rien à ce tohu-bohu, le repli silencieux au fond des petits pavillons à 4 sous. D'un côté, la jeunesse, imprégnée de multiculturalisme et qui rêve de croquer l'avenir à pleines dents. De l'autre, la nouvelle contre-révolution des cheveux gris.

Et le politique aussi se coupe en deux. Non plus entre la gauche et la droite (qui devient une opposition secondaire). Mais entre la modernité de la raison et la protestation identitaire. D'un côté, les partis de gouvernement ; de l'autre, la dénonciation et le défoulement existentiel. L'échec du Parti communiste illustre de façon dramatique combien il est devenu difficile (impossible ?) de se moderniser pour une formation défendant les petites gens.

Ce serait donc une erreur que de ne pas prendre la mesure des dangers qui nous guettent. Le Pen sera battu au second tour. Mais la montée des votes protestataires et de l'extrême droite en Europe est tout le contraire d'un accident. Elle met le doigt sur ce qu'il faut avoir le courage de regarder en face : la modernité intellectuelle est un phénomène qui reste socialement minoritaire. Surtout si on élargit géographiquement l'analyse.

Le fondamentalisme islamiste n'est rien d'autre qu'une protestation identitaire contre la déstructuration individualisante de la modernité (notamment l'autonomisation des femmes). Plus le nouveau savoir s'accumule dans les individus culturellement dotés et les transforme en centres de réforme permanente de leur propre existence, plus le fossé s'approfondit avec ceux qui cherchent à être sécurisés et définis de l'extérieur par une tradition, comme autrefois.

Tiraillés par des appartenances contraires, attirés par les feux de la ville tout en étant socialement exclus, nombre de jeunes des banlieues ne trouvent parfois à s'affirmer que par des accès de violence. Logiquement, les médias et le pouvoir ont les yeux braqués vers eux. Car les événements sont spectaculaires, et les énergies contestataires peuvent effectivement être canalisées vers des réalisations positives.

Mais les exclus silencieux, les vrais paumés de la modernité, eux, sont oubliés. Tous les « périmés » penauds des quartiers sans événements, des boutiques minables, des loisirs qui font rire la bonne société ; tous les possesseurs de nains de jardins dont on s'est si cruellement moqué, tous les Deschiens véritables qui ne comprennent pas le deuxième degré.

Le 21 avril, secrètement (ils n'avaient pas osé le dire aux sondeurs), ils ont pris leur revanche. Le suffrage universel est une arme redoutable. Que faire ? Ecouter leur message certes, mais tout en sachant qu'il est impossible de l'entendre vraiment pour l'intégrer dans un programme de gouvernement. Car ce serait engager le pays vers la catastrophe, le nationalisme gros de haine, la violence, la régression insupportable. Que nous le voulions ou non, nous sommes condamnés à la modernité. Seules les modalités de cette dernière restent à débattre (notamment la place de l'économique). Alors, ne rien faire ? Attendre d'autres élections, en espérant qu'un nouveau concours de circonstances ne nous joue pas un tour encore pire que celui-ci ? Ce serait bien dangereux ; les démagogues de tout poil n'attendent que cette occasion.

La solution ne peut venir que de façon très limitée d'un programme de gouvernement ou de l'exercice du politique. Mais plutôt de la société civile elle-même et de la transformation des moeurs. Nous baignons dans une véritable culture de la protestation, de la dénonciation, de l'incompréhension, de l'intolérance, du coup de gueule et du coup de force. Particulièrement en France. Avant de chercher ce que l'autre a pu faire de bien, nous nous fixons immédiatement sur ce qu'il a fait de mal (à nos yeux, bien sûr). Avant de discuter, nous tentons d'imposer notre point de vue et nos intérêts. C'est d'ailleurs devenu une des règles du jeu établies : gagnent ceux qui crient le plus fort. Y compris au mépris du droit. Il était évident qu'un jour où l'autre nous aurions à payer les fruits amers de ce que nous avons semé.

C'est non d'une réforme, mais d'une véritable révolution des moeurs que nous avons besoin. Hélas, pour le moment, elle paraît bien improbable.


Note(s) :

JEAN-CLAUDE KAUFMANN est sociologue, directeur de recherche au CNRS.<